Texte de Benoît LeBlanc
Certains ont peut-être entendu Don Vappie chanter une chanson de jazz en créole en suivant l’excellente série télévisuelle Treme, d’autres en regardant le film de Woody Allen Blue Jasmine où l’on entend Lizzie Miles chanter en créole louisianais, le Kouri-Vini, une partie de la chanson A Good Man Is Hard To Find. En général même les grands amoureux du jazz ignorent ce chapitre de la musique jazz de La Nouvelle-Orléans : le répertoire créolophone.
Bien qu’il y ait beaucoup à dire sur le jazz créole instrumental et de son lien avec les chansons de jazz en créole, nous nous contenterons pour le moment de faire une brève introduction à ce répertoire unique longtemps ignoré ou négligé par les historiens du jazz.
Toutes ces chansons ont été enregistrées par des musiciens de La Nouvelle-Orléans entre 1941 et 1968. Certaines de ces chansons ont été reprises au début des années 2000 par des musiciens tels que Don Vappie, Michael Doucet dit Beausoleil, Moïse et Alida Viator, et Corey Harris.
Combien de titres différents ont été enregistrés ? Nous l’ignorons. Prenons l’exemple de Lizzie Miles, à l’exception de Eh Là-Bas les quatre autres chansons qu’elle chante en créole ont des titres en anglais : les chansons sont chantées en anglais américain et en Kouri-Vini. Il existe peut-être d’autres chansons en créole avec des titre en anglais ; on ne le sait pas. Il faudra poursuivre nos fouilles. All of Me chantée par De De Pierce est un exemple de chanson créole ayant un titre anglais.
Il reste aussi à faire le tour des enregistrements de musiciens créoles tels que George Guesnon, Herb Morand, Punch Miller, Emile Barnes, Henry Red Allen, Kid Thomas Valentine, Louis Nelson, Conrad Janis, Milton Batiste, Danny Barker et Wooden Joe Nicholas, on compte dans leur discographie au moins un titre créole.
Il existe une chanson sur l’album Louis Armsrong Plays W.C. Handy qui s’intitule Chante-les bas. En voici un extrait :
Once I heard a lover
When work was over
Strum a Creole tune
To his pretty lovey dovey
Underneath the Dixie moon
I heard her say
Chante-les bas
That means Creole sing ’em low
Yeah chante-les bas
She liked her blues
Played sweetly and low
Plus loin dans la chanson Satchmo chante : Oh in the morning just for a day… in New Orleans comme s’il traduisait ce que l’amoureux chante en créole à sa belle. Y a-t-il eu vraiment une chanson créole qui ait dit quelque chose comme oh in the morning just for a day ? Nous savons que W.C. Handy est né à Florence, Alabama, il ne vient pas de La Nouvelle-Orléans, sa chanson ressemble à un hommage à cette ville en empruntant des images et des mots typiques (Dixie, patois, Mardi Gras, romantic blues…) de la Ville Croissant. On peut douter qu’il existait réellement une chanson créole qui s’intitule Chantez-les bas d’autant plus que le titre est en français. Mais qui sait….
Le morceau créole qui a été enregistré le plus de fois est Eh Là-Bas. Voici les autres titre :
Mo Pas Lemmé Ça, Vendeur Pistache, Quand Motait Piti (connue aussi sous le titre Mon Cher Amie), Salée Dame, Lastic, Madame Bécassine, Les Ognons, Blanche Touquatoux, Creole BoBo, C’est L’autre Cancan (connue aussi sous le titre Madame Pedeaux), Darktown Strutter Ball, Creole Blues, Big Mamou, All of Me, Hello Dolly, A Good Man Is Hard To Find, Basin Street Blues et Bill Bailey. Il y a également Ai Ai Ai par Big Eyed Louis Nelson, qui est une variante de Mo Pas Lemmé Ça.
Malheureusement la ballade La Misère que chante Ulysses Picou, le frère du célèbre clarinettiste Alphonse Picou, pour Alan Lomax ne figure sur aucun des huit disques qui accompagnent son livre Mister Jelly Roll. À défaut de pouvoir entendre la chanson, en voici le texte (reproduit tel quel, suivi d’une adaptation selon l’orthographe Kouri-Vini – il se peut qu’il y ait des fautes, qu’on pardonne l’auteur de ce texte) :
LA MISÈRE
Y’ apé parlé pou’ dépression / Vo’ pas conné ça c’est yé / Quand la misère prends la chaudière-yé / Toutes chaudières cap côté / La misère, la misère / C’est qui-chose quitté-il ?
Posé pas ta pot / N’avé pas café / Pou demain matin, mon cher ami / Quand n’ va lévé / Prend le vieux café / Séché-li dans soleil / S’il-n’y-a pas de sucre, mon cher ami / Servi du sel
Quand m’ tapé longé, apé reposé / M’ tendé frappé de M. Jouvert, li frappé la porte-là / Moin dit ” M. Jouvert, m’ pas fait travaille / M’ pas guignin l’argent vien prochaine semaine
Li metté tit notice-la dans la chiffonier / Comme m’ gardé ti-notice-là, li dit moin déménagé
E—, c’est la misère / La misère pour toutes allé / Comme un chien, comme un chat / Toutes gainin la misère
LAMIZÈ
Y apé parlé pou dépresiyon / Vou pa koné ça çé yé / Kan lamizè prenn la shodiè-yé / Tout shodiè kap koté / Lamizè, lamizè / Çé kèkshoj kité li
Pozé pa ta pat / N’avé pa kafé / Pou démin matin, mo shè ami / Kan n’ va lévé / Prenn le vyè kafé / Séshé li dan solè / Si niya pa disik, mo shè ami / Sèvi disèl
Kan m’ t’ apé lonjé, apé répozé / M’ tendé frapé Mishé Jouvè, li frapé lapot-la / Mwin di ”Mishé Jouvè, m’a pa fè travay / M’ pa gané larjen vyien proshin smènn”
Li mèté ti notis-la dan la shifoniè / Kom m’ gaddé ti notis-la, li di mwin déménajé
È—, çé lamizè / Lamizè pou tout alé / Kom in shyin, kom in sha / Tout gané lamizè
Qu’on me permette cette digression. À la fin de sa transcription Alan Lomax écrit :
The neighborhood apparently concurred, for the house debouched Creole ladies of all ages, who shrieked with laughter at every Calypsonian turn of his song.
When Alphonse Picou played his own famous tune, High Society, rippling through the difficult solo passage, the audience drifted away; jazz for those ladies was not quite a part of the rich and secret life of the Creole district, whereas the songs, they were Creole même.
Par le terme ”Calypsonian” nous savons que la chanson d’Ulysses Picou avait fort probablement un rythme et une couleur venus des Caraïbes (ou des Antilles). Ce qui frappe c’est que nous sommes quelque part dans les années 1940 et ces dames Créoles repoussent le jazz. C’est un peu ironique puisque le célèbre solo de clarinette d’Alphonse Picou est largement emprunté à un solo de piccolo d’une marche composée par Porter Steele en 1901. Puis, il est bon de le souligner, Alphonse Picou n’a jamais été un jazzman dans le sens où on l’entendait dans le Uptown, son style n’était ni rageur (wild) ni porté sur l’improvisation. À peu près à la même période, dans le sud-ouest de la Louisiane un joueur de violon du nom de Canray Fontenot jouait des morceaux venus du répertoire des Créoles de couleur. S’il s’aventurait à jouer des blues, des dames Créoles réagissaient de la même façon que leurs cousines néo-orléanaises face au jazz…
Dans Buddy Bolden and The Last Days of Storyville (1998) le grand banjoiste créole Danny Barker raconte :
I have heard many tales and theories that jazz music came from slaves on the Southern plantations, but when I was a small boy in the Creole section of New Orleans, I heard folks singing whole songs from top to bottom in French and Patois (…). These songs were full of spirit and had a beat, and on Mardi Gras Day, you would hear groups of maskers singing in Creole patois and dancing the Bambouche. The West Indian islanders do the same dance at their social affairs in New York City. I heard these songs all over the neighborhood. Catholic Creole women doing house work and nursing their babies sing these songs and not the Protestant hymns and spirituals. I used to wonder about these colored people singing French songs. Most of these songs seemed to ridicule someone and if you listened intently you could bet you’d hear the phrase “moi chere”.
On peut supposer que lorsque l’auteur belge Robert Goffin mentionne les chansons que chante un dentiste dans son Histoire du jazz (1945) -“Les vieux nègres métissés de la section créole parlent encore le français ; je connais un dentiste qui soigne ses clients en public et chante les premiers airs qui marquèrent la rupture entre la musique dite classique et le ragtime ; certaines chansons étaient en patois créole, d’autres en anglais.”- ce sont sans doute les mêmes chansons qu’évoque Danny Barker.
Revenons à nos enregistrements : certaines de ces chansons semblent être des reprises ou des adaptations de chansons du dix-neuvième siècle (Eh Là-Bas, Salée Dame, Quand Motait Piti), d’autres des compositions (Lastic de Sidney Bechet). Creole Blues est sans doute une composition d’Albert Nicholas. De De Pierce a repris un classique cadien (Grand Mamou) et aussi deux ballades populaires associées au jazz (Hello Dolly, All of Me). Vendeur Pistache est à l’origine un morceau cubain. Les Ognons semble provenir du folklore haïtien : plusieurs Haïtiens d’aujourd’hui se souviennent avoir chanté cette chanson dans leur enfance. Le cas de la chanson Blanche Touquatoux est particulier, c’est une chanson qui date du milieu du dix-neuvième siècle composée par un homme de couleur libre, Joseph Baumont (un roman a été écrit par Edward LaRocque Tinker sur l’histoire de Blanche Toucoutou). Creole Bobo emprunte la mélodie de Ah vous dirais-je maman, connue en anglais sous le titre Twinkle Twinkle Little Star.
Dans son article New Orleans Jazz and Caribbean Music (www.prjc.org) Don Rouse démontre, avec exemples à l’appui, qu’il y a des liens évidents entre les rythmes néo-orléanais et ceux qu’on entend dans les Caraïbes. Les premiers exemples de morceaux néo-orléanais qu’il donne sont Eh Là-Bas, Salée Dame, Mo Pas Lemmé Ça, Ai Ai Ai et Mon Cher Amie.
Don Rouse pousse plus loin sa réflexion pour inclure des morceaux de jazz non-créoles. Il sera intéressant d’y revenir dans un article qui explorera des aspects plus spécifiquement musicaux liés à la genèse du jazz : la question des rythmes croisés, ou de la polyrythmie, est intimement liée à la question de la naissance du jazz. Et tout cela, forcément, nous ramène à ce qui se jouait le dimanche à Congo Square, car Rouse trouve non seulement des similarités mélodiques entre certaines chansons créoles néo-orléanaises et certaines chansons caribéennes mais aussi certaines chanson d’esclaves qu’on chantait à Congo Square.
Puisqu’il existe plusieurs enregistrements de Eh Là-Bas, commençons par celle-là.
Tout d’abord on dit que le refrain Eh Là-Bas (Éy Laba en créole louisianais, ou Kouri-Vini) serait inspiré de la chanson Over There. Over There, composée par George M. Cohan et parue en 1917, est une chanson populaire – sorte d’hymne patriotique – faite pour encourager les troupes états-uniennes lors de la première guerre mondiale. Disons-le tout de suite, à part ces deux mots – over there = eh là-bas -, il y a une petite ressemblance entre les deux refrains sur quelques versions, pas la plupart.
Soit dit en passant, Eh Là-Bas a aussi été enregistrée par Fats Domino, il y chante le refrain, c’est tout.
Les couplets que nous présentons ici ont été tirés de diverses versions parmi ces musiciens : Papa Celestin, Paul Barbarin (certainement la version la plus caribéenne avec celle de Danny Barker), Dejan’s Olympia Brass Band (les cuivres rappellent le style des orchestres de parade), Kid Ory (la partie B instrumentale de Kid Ory présente quelques ressemblances avec le refrain de la chanson révolutionnaire La Cucaracha…), The Original Tuxedo Jass Band, Wooden Joe Nicholas (chantée dans un accent plus français que la plupart des autres versions), Joe Thomas’ Dixieland Band (la version la plus ancienne mais curieusement la plus moderne (sa structure, ses séquences d’acccord à la guitare étant moins simples que toutes les autres versions), Kid Thomas, De De Pierce, Louis Big Eye Louis Nelson, Lizzie Miles, Henry Red Allen, et Willie Pajeaud.
Il manque quelques couplets, certaines paroles sont difficiles à saisir. Parfois la syntaxe est française et si les textes sont écrits selon la graphie du créole louisianais, j’ai écrit parfois mwa pour “moi” au lieu de mo ou mwin car le chanteur semble vraiment prononcer mwa. Il faut entendre le n espagnol dans le verbe “gané“. Dans le cas où le couplet a été emprunté à une autre chanson (par exemple Salée Dame) il a été omis ; il sera présenté dans un autre article.
Si vou chué in poul pou mwa / Mété li dan z-in frikasé / pa blié lasos tomat / Vèk in gran galon divin
Alé dan la hol / Pou ashté pwason / Kou bouyon ça gout pa bon / Doné mo dérenjmen
Kan mwin té piti / Ma maman di mwin / Kou bouyon (biyon) pwason / Çé pa bon pou mwin
Lot jou manjé kou biyon pwason / Mwa gonflé kom in balon / é mwa roulé, roulé, roulé kom in gro koshon
Mo di dé sen katre-vin-trèz / Mo alé koushé, mal a mon èz / Tou la nwit mo pa dormi / Kom les vèr (?) mwa té (fatigué ?)
Mo di : oh madam ou olé dansé / Non mishé mo gané kolik / Ça ki fè ou gané kolik / Manjé kou biyon (dé shou ?)
Mo shè kouzin mo shè kouzinn / Mo linmé lakizinn / Li bwa labyè li bwa livin / Ça pa kouté ariyin
Mo ashté mo fenm in rob / É ashté li soulyé / É toukitshoj mo ashté madam / Li kout pa ça si (v… ?)
Toukatou mo shè ami / Mo kwi dan kwizinn / Mo manjé byin mo bwa divin / Mo lèsé vou trankil
Li rentré dan mo lasal a manjé / Li volé mo pat dé shou / Li rentré dan mo lakizinn / Pou un gro pla de shou
Il y a des variantes où le court-bouillon est remplacé par un saucisson (sosison) ou alors où on va dans la halle pour acheter un gros cochon (gro koshon) mais on ne trouve qu’un saucisson et un piment (sosison, pimen). Ou encore on se rend dans la cuisine (lakizinn) pour manger du gombo mais “manjé tro é ça fé mo malad“. Il y a également la version où le chanteur achète du linge (linj) et un diamant (diyaman) à sa femme.
Dans une version de Willie Pajeaud on mentionne un certain Persi Bilo à la Place Congo. Mais le plus surprenant est cet emprunt à une chanson d’esclave du 19ème siècle, Kan mo té jenn, (il en existe une version dans le livre de Henri Wehrmann qui s’intitule Quan’ Mo – Té Jeune, et une autre dans un article de G.W. Cable qui a pour titre Bon D’Jé). C’est sur un disque de Paul Barbarin et c’est chanté par Albert Burbank.
Wi, kan mo tè jenn mo pa apé jonglé bon Djé / Mè astè mo vini v(vyè) / Mo jonglé apé tem pasé
Puis ce couplet, qui semble tout à fait personnel et appartenant à une thématique du vingtième siècle. C’est George Gueson qui chante avec l’orchestre de Kid Thomas Valentine.
Mwin linmé fem vèk tou mo kè / Mo doné tou mon larjen / Astè mo casé li fout gin un not nom / É mwin pa gin gaçon
Parfois le refrain dit : Éy laba, Éy laba shéri….Éy laba, pa linmé ça… Kom si kom ça… o lala… o wi wi… é Lili… o Mimi, etc.
Et voilà !