Il existe un enregistrement qui date de 1960 d’une chanson en créole simplement intitulée A Creole Song. C’est Lemon Nash qui la chante en s’accompagnant au ukulélé. Le disque s’appelle Noon Johnson – Lemon Nash 1960. C’est tiré des enregistrements de la collection de Larry Borenstein (Volume 9, 1997, 504 Records). Après une brève introduction au ukulélé Lemon Nash se met à chanter :
Mo shèr kouzin, mo shèr kouzinn / Mo l’inmé la kisine / Mo manjé bin, bwar di vin / tou ça mo gin.
On reconnait aussitôt la première strophe de la chanson Eh Là-Bas. Cette chanson a été enregistrée plusieurs fois par des musiciens de jazz créoles de La Nouvelle-Orléans. De toutes les chansons de jazz chantées dans la langue créole de Louisiane Eh Là-Bas est sans contredit la plus populaire. Le grand tromboniste créole Kid Ory l’a enregistrée, la chanteuse de jazz Lizzie Miles (de son vrai nom Elizabeth Mary Landreaux) l’a faite aussi, Billie et Dee Dee (Delacroix) Pierce l’ont chantée… la liste est longue. Eh Là-Bas n’est pas la seule chanson créole qu’on trouve sur disque : il existe plus d’une quinzaine de chansons de jazz en créole. Nous y reviendrons.
Ce qui nous intéresse pour le moment, c’est cette Creole Song de Lemon Nash. Lemon Nash est né le 22 avril 1898 à La Nouvelle-Orléans, il est décédé en 1969. Il a d’abord joué de la guitare et du violon avant de passer en 1915, alors que le public américain découvrait la musique hawaïenne, au ukulélé. Il jouait principalement du blues, des morceaux de jazz et des ballades populaires. Il affirmait qu’on lui avait volé la chanson Ugly Child. Au cours des années 1950 on l’a vu se joindre à d’autres musiciens créoles tels que George Guesnon, Dee Dee Pierce et Kid Thomas Valentine.
Creole Song semble être la seule chanson qu’il ait chanté en créole ; son rythme est très particulier, il a quelque chose de léger et joyeux qui nous éloigne du blues et du jazz. On serait tenté de dire que c’est du folkore. Oui, mais lequel ? Louisianais d’origine africaine, antillais, ou caribéen ? Quand on lit le texte de Don Rouse, New Orleans Jazz and Caribbean Music (The Potomac River Jazz Club www.prjc.org) on ne doute pas du lien caribéen avec La Nouvelle-Orléans. D’ailleurs Rouse mentionne, en citant John Storm Roberts (Black Music of Two Worlds), la version de Eh Là-Bas par Kid Ory : elle a un rythme caribéen.
Même si on sait quelles chansons créoles on chantait à Congo Square, on ne saura probablement jamais à quoi exactement ressemblaient les rythmes que tenaient les joueurs de banjo (ou banza ou banjor comme on disait alors). Les manifestations musicales de Congo Square étant déclarées illégales en 1856 on ne peut que supposer, imaginer à quoi pouvait ressembler la rythmique du banjo – l’histoire de l’enregistrement sonore ne commence qu’en 1877. Le public d’origine africaine s’est alors déplacé, les dimanches, vers Lincoln Park où on y présentait un peu de tout : des parties de baseball, la chasse au cochon enduit de graisse, le lancement de ballon dirigeable, etc. Le légendaire trompettiste Buddy Bolden s’y produisait. On y donnait aussi des danses.
Il s’est écoulé près d’un quart de siècle entre la fin de Congo Square et l’apparition vers 1880 des orchestres à cordes, c’est-à-dire les string bands. Dude Bottley, dans le livre de Danny Barker, Buddy Bolden and The Last Days of Storyville, raconte qu’il y avait des douzaines de petits string bands à l’époque de Buddy Bolden, donc aux environs de 1890. Rudi Blesh dans son livre, Shining Trumpets, dit que ces orchestres jouaient des rythmes syncopés avec élan. Un ensemble était habituellememnt composé d’une contrebasse, une mandoline, une guitare, un violon et parfois un piano.
Les enregistrements du Six and Seven-Eights String Band of New Orleans, effectués en 1956, nous donnent un exemple du style musical des string bands au début du vingtième siècle. Aucun des morceaux toutefois ne ressemble de près ou de loin à la ryhmique de A Creole Song. Et le disque récent de Seva Venet, Revisiting New Orleans String Bands 1880-1949, ne propose non plus aucun rythme qui s’approche de ce que fait Lemon Nash.
Le CD initulé Bonne Humeur enregistré par The Etcetera String Band au début des années 1990 propose un répertoire riche et fascinant de morceaux musicaux et de chansons nés de la rencontre des cultures française et africaine. En plus de la Louisiane, on trouve des musiques d’Haïti, Trinidad, Martinique et des Îles Vierges. Malheureusement aucune des chansons n’est chantée. Et toutes celles qui viennent de Louisiane sur ce disque – Rémon, Aurore Bradaire, Calinda, Lisette, Belle Layotte, Compère Lapin et Dansez Codaine – datent d’avant l’abolition de l’esclavage. Il est permis de douter que les string bands de la Louisiane jouaient encore ces chansons en 1880 ou 1890. La Louisiane se tranformait rapidement. Et aucun des rythmes sur Bonne Humeur ne ressemble à celui que joue Lemon Nash.
Bien que le rythme qu’emploie Danny Barker dans la chanson Mo Pa Lemme Ça et Salée Dame sur le disque Baby Dodds Trio Jazz À La Créole, enregistré en 1946, ne ressemble pas à ce que fait Lemon Nash, on sent une certaine parentée dans la façon que chacun a d’attaquer les cordes. Dans son article New Orleans and Caribbean Music Don Rouse suggère qu’il y a une forte connexion entre ce qu’il appelle le “plectrum playing ” néo-orléanais, la façon de jouer le médiator (guitar pick en anglais), et le style caribéen à la guitare et au cuatro. D’ailleurs lorsque Danny Barker était à New York dans les années 1940 les musiciens caribéens le considéraient comme un frère. Auraient-ils considéré Lemon Nash comme un frère ? Nul ne le sait. Il est cependant permis de suggérer que le style de Lemon Nash sur Creole Song est probablement néo-orléanais.
L’intérêt de cette chanson est qu’en plus du rythme joyeux et enlevant de Nash, c’est le seul exemple d’une chanson enregistrée par un musicien créole qui emprunte des paroles à des chansons créoles du dix-neuvième siècle, peut-être du dix-huitième. C’est le seul exemple que nous ayons d’une chanson qui par son exécution n’appartienne ni au répertoire a cappella des esclaves créoles ni au répertoire des musciens de jazz créoles. Une pièce unique qui pourrait – ne faisons aucune affirmation – faire le pont entre la musique créole du dix-neuvièmre siècle et celle, révolutionnaire, du jazz créole du vingtième siècle.
Les chansons créoles de Louisiane, nous apprend Irène Thérèse Whitfield, sont souvent satiriques, on aime ridiculiser l’autre, s’en moquer. Elles peuvent avoir un côté brut, vulgaire. Et on y parle de nouriture. C’est tout à fait le cas de la chanson de Lemon Nash, ainsi que des nombreuseses versions de Eh Là-Bas.
Heureusement des transcriptions de chansons créoles ont été faites depuis les alentours de 1860 (l’anthologie Slave Songs of The United States, The classic Anthology a d’abord été publiée en 1867). Dans New Orleans The Place and The People de Grace King, d’abord publié en 1895, elle nous assure que la chanson créole qu’elle présente, Di temps Missié d’Artaguette, date du début du dix-neuvième siècle. On ne sait au juste quand les chansons créoles transcrites dans les deux articles de George W. Cable pour The Century Magzine ont été collectées ; les articles datent de 1886. Dans son roman The Grandissimes Cable offre des extraits de chansons créoles ; son livre a été publié en 1879. Il semble que la plupart des autres ont été recueillies, ou du moins publiées, durant les trois premières décennies du vingtième siècle.
Irène Thérèse Whitfield dans Louisiana French Folk Songs (1939) nous présente Vous conné ‘tite la maison (que nous transcrivons pour l’instant tel quel, donc avec une orthographe française). On y reconnait, en partie, les paroles de la chanson créole de Lemon Nash. Elle a été recueillie auprès de madame Aline Martin Arceneaux de Lafayette.
Mon cher cousin, ma chère cousine / Mo l’aimé la cuisine / Mo mangé bien, et mon bois du bien / Ça pas coûté rien / Vous autres conné ‘tite maison / Qui proche côté l’église / Juste gardez li ça donne mon frisson / C’est la maison Élise
Vous autres conné / Quand gros la patrouille / Va vini avec son gros bâton / Mon va di li zaffaires cabris / C’est pas affaires moutons
Adelaide Van Wey a enregistré au cours des années 1950 des chansons créoles de La Nouvelle-Orléans. Elle chante La maison Denise, un texte assez près de Vous conné ‘tite la maison, tirée de Creole Songs of the Deep South (1946) de Henri Wehrmann :
Vou’ zen’ connin tit la maison / Qui proch’ coté l’église / Quan’ mo ouar li / Ça don’ mon frisson / Cé la maison Denise
Mo chèr cousin / Mo chèr cousine / Mo l’aimé la cuisine / Mo magé bien / Mo boir’ bon vin / Ça pa couté a-rien /
Denise aimé gombo filé / Mo l’aim’ gombo filé / Denise aimé bon vin Bourgogne / Mo l’aimé bon vin Bourgogne.
Dans l’ouvrage Gumbo Ya-Ya de Saxon, Dreyer et Tallant (d’abord publié en 1945), on dit qu’il existe une centaine de versions de Mon Ché Cousin, Mon Ché Cousin, qui commence comme suit :
Mo ché cousin, mo ché cousin / Mo lainmin la kisine / Mo manzé bien / Mo boi divin / Ça pas couté moin a rien
Tou to milatresses layé / Apé passé pou blanc / Avec to blancs layés / Yé allé dans l’Opéra français / Mais yé fout yé déyer
Et maintenant :
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